E. Un travail d’équipe

Si le travail d’écriture en général est un acte solitaire, il n’en est rien du scénario. Très souvent c’est un travail d’équipe. Soit cette équipe est constituée de plusieurs scénaristes, soit elle est formée par un ou plusieurs scénaristes et le réalisateur. On retrouve dans l’histoire du scénario des équipes célèbres de scénaristes et metteurs en scène.

Furio Scarpelli

L’Italie a eu une des plus célèbre équipe de scénaristes et dialoguistes de l’histoire de son cinéma :  Furio SCARPELLI et Agenore INCROCCI dit AGE. Furio SCARPELLI évoque ici, dans ce court extrait à propos du film A CHEVAL SUR LE TIGRE réalisé par Luigi COMENCINI ce travail « d’écriture à huit mains ».

Plus proche de nous le travail en couple –réalisateur et scénariste- a diverses approches et façons de concevoir l’écriture, comme l’évoque le réalisateur Robert GUÉDIGUIAN : « De toutes les façons ! Il nous arrive d’écrire séparément et de confronter nos versions, d’écrire face à face, de prendre la feuille que l’autre vient de commencer et de continuer. Longtemps nous avons travaillé chez moi, dans la cuisine comme les deux scénaristes de À L’ATTAQUE ! Depuis quelque temps, nous écrivons dans mon bureau à Agat (bureau de production), ce qui me permet de faire plusieurs choses en même temps ! Jean-Louis (MILESI) possède une verve que je n’ai pas : moi je suis plus besogneux, et puis, ça m’ennui très vite. Lui il écrit des pages et des pages sans difficulté apparente, il déborde : en général je lui en coupe une sur deux. Le fait d’écrire ensemble installe un échange : quelque chose de l’ordre du collectif se met en place, comme avec tous les collaborateurs, du chef opérateur au mixeur en passant par les acteur, le preneur de son, le monteur. Le cinéma est décidément un des rare endroits où l’on est à la fois aussi seul et aussi nombreux ! » 

L’équipe la plus connue en France reste le duo CARNE‑PREVERT.

A Hollywood ce fut en 1938 le duo Billy WILDER‑Charles BRACKETT.

Il dura seize ans. Deux hommes que tout séparait dans la vie. WILDER était démocrate et BRACKETT républicain, pour ne citer qu’une seule référence de l’antagonisme des deux hommes qu’à l’évidence seule l’écriture du scénario rapprochait. Cette « liaison » s’acheva avec BOULEVARD DU CRÉPUSCULE en 1950. Ils furent le couple de scénaristes le plus heureux et les mieux payés d’Hollywood. Ils gagnaient tous deux 4500 dollars par semaines et « leurs crises, par exemple au moment de ASSURANCE SUR LA MORT en 1944, étaient considérées comme des crises conjugales. BRACKETT lui‑même définissait leur rapport en des termes inspirés de la parole biblique :  et quasi maritale à telle enseigne que WILDER qui, dans les soirées s’amusait mieux et buvait plus que BRACKETT, lequel s’en allait le plus souvent après avoir pris un verre par politesse, se faisait rappeler à l’ordre par BRACKETT qui lui disait en sortant : « Et ne bois pas trop ! Sinon, demain matin, n racontera que nous étions saouls tous les deux. »

Après leur « divorce », Billy WILDER trouva, quelques années plus tard, en la personne de I. A. L. DIAMOND un nouveau collaborateur. Une nouvelle association de longue durée, qui se termina qu’avec la mort de ce dernier trente ans plus tard.

Notons que parfois ces collaborations entre metteur en scène et scénariste n’apparaissent pas toujours aux génériques des films. Le metteur en scène ayant parfois l’élégance de s’effacer au profit du scénariste, Billy WILDER s’en souvient lorsque, scénariste, il écrivait pour Ernst LUBITSCH : « celui‑ci ne voulait jamais figurer au générique pour la collaboration importante qu’il apportait à la rédaction des scénarios – he never took credits -, définit la collaboration sur un scénario comme un travail également partagé. Je ne l’ai jamais vu, à propos d’un passage de dialogue particulièrement réussi, proclamer fièrement : « Mais c’est de moi tout seul ! »  

Élégance rare de nos jours, il faut bien l’avouer. Attitude, de la part du metteur en scène, qui confère au scénariste sa pleine et entière valeur d’auteur.

1.Une constante dans les priorités d’écriture.

Le scénario est presque toujours issu d’une commande, soit du producteur, soit d’un réalisateur, soit des deux.

Un scénario écrit spontanément par un scénariste, qui ne désire pas le réaliser lui‑même, est difficilement réalisable, particulièrement en France. Et si c’est le cas, le scénariste doit rechercher le metteur en scène le plus sensible à son univers. C’est ce qui se produisit pour Tom SCHULMAN, le scénariste LE CERCLE DES POÈTES DISPARUS : « Au moment où j’écrivais, j’ai vu WITNESS, et je me souviens très bien avoir pensé : « Si je n’arrive pas à réaliser ce film  moi‑même, c’est Peter WEIR qui devrait le faire ». Dès notre première rencontre, j’ai su que ça allait coller : on voyait le même film. Il faisait bien sûr de nombreuses suggestions pour modifier le script, mais toutes dans un sens que je trouvais très positif. »

La conception du scénario entraîne la création d’une relation privilégiée très souvent triangulaire entre producteur, réalisateur et scénariste complices de l’entreprise de création. De cette complicité naîtra une équipe la plus solidaire vers le but à atteindre : le scénario du film à faire.

Voir le même film, dit Tom SCHULMAN à propos de Peter WEIR : « J’essaie, à travers le scénario, nous dit le producteur René CLEITMAN, de voir et d’imaginer le même film que le réalisateur. »

S’identifier au metteur en scène ajoute Jean‑Claude CARRIÈRE : « (…) pour savoir ce qu’il attend de moi et ce que je peux lui apporter. »

Parler de la même chose, pour Howard HAWKS : « nous avions l’air de parler la même langue. Il savait (William FAULKNER) ce que je voulais. »

Partager une communauté d’esprit souligne Roman POLANSKI : « Nous nous découvrîmes une grande communauté d’esprit, Gérard (BRACH) et moi, le même genre d’humour, le même sens de l’absurde. (…) Il était aussi d’une grande souplesse intellectuelle et ne rechignait jamais à reprendre tel ou tel passage de zéro. »

Jean-Claude Carrière

Ces réflexions sont les termes qui reviennent inlassablement dans le travail d’équipe du trio metteur en scène, producteur et scénariste. Un travail aussi long ne peut s’engager sans que cette équipe soit soudée vers le même but du film à faire. Même si le metteur en scène n’écrit pas réellement le scénario, sa collaboration est précieuse et même indispensable : « Je n’ai jamais été crédité au générique de mes films en tant que coscénariste. Néanmoins, je collabore de très prés aux scénarios de tous mes films. A partir du moment où mon scénariste et moi‑même nous nous sommes mis d’accord sur le script, je ne change plus rien sauf si, pendant le tournage, je m’aperçois qu’une phrase est un peu trop longue à dire… Mais à ce moment‑là, j’appelle l’écrivain pour qu’il apporte lui‑même les modifications nécessaires. Un réalisateur ne peut pas couper un texte avec la même habileté que celui qui l’a écrit, explique PREMINGER à l’un des scénaristes. Il vaut toujours mieux couper avant le tournage qu’après. »

Ce que révèle PREMINGER, à l’image du pionnier en la matière Howard HAWKS, est fondamental : dans ce travail d’équipe, la reconnaissance et le respect sont les disciplines complémentaires qui œuvrent dans le même sens.

Se mettre d’accord sur un scénario n’est pas aussi évident que certains le présument. Ce n’est pas parce qu’une idée, un fait divers, un livre, un article de journal, une histoire semblent assez attractifs dans l’absolu pour inspirer un film, que le scénariste doit se lancer spontanément dans l’écriture. Il faut qu’il y ait discussions avec le metteur en scène : « Autant je (Jean‑François GOYET) peux écrire un scénario sans avoir la moindre idée du casting, autant je ne peux pas le faire si je ne connais pas le réalisateur. Le matériau du film se constitue à partir des discussions que l’on a au moment de la préparation. Tout cela sur un mode amical, car le vrai travail d’élaboration du scénario se fait dans la discussion avec le metteur en scène. »

Le scénariste ne doit pas oublier qu’il est au service du film à faire, donc du metteur en scène. L’osmose de ces deux chaînons de la fabrication demande à être la plus totale : « Un metteur en scène oriente son film au départ. Par exemple, rapporte le scénariste Jean FERRY, lorsque je travaillais avec CLOUZOT, nous discutions des semaines entières, de neuf heures du matin à la nuit. Je me rappelle l’adaptation de QUAI DES ORFÈVRES le roman de Stanislas‑André STEEMAN. Nous avons dû créer des personnages solides, former des caractères qui n’existaient pas. Je n’avais pas le temps de vivre, de rien faire. CLOUZOT était terrible. »

Sinon on peut très vite partir sur un scénario qui n’a rien à voir avec celui du metteur en scène. C’est ce que Claude SAUTET veut signifier : « Le plus dangereux dans ce métier consiste à trouver de brillantes idées qui vont contre le travail du réalisateur et contre le sujet traité… »

C’est du temps perdu, et le temps c’est…

Cela confirme qu’un scénario est un outil de précision écrit à l’usage d’un metteur en scène. Force est de constater que lorsqu’un metteur en scène est remplacé par un autre, peu de temps avant le tournage, il est bien rare de ne pas voir ce dernier retravailler le scénario avec un nouveau scénariste. C’est ce que nous confie Sydney POLLACK à propos de son film ON ACHEVE BIEN LES CHEVAUX : « Il y a eu un désaccord entre Mr James POE, coscénariste, devait à l’origine du projet réaliser le film) et la production à un moment donné. Je ne sais pas exactement quel conflit a eu lieu, mais on m’a contacté six semaines avant le début envisagé du tournage. J’ai donc repris le projet, engagé un nouveau scénariste (Robert. E. THOMPSON) tout remanié depuis le début durant ces six semaines. Nous avons changé la conception de beaucoup des personnages, et toute la fin du film. Dans le premier script, le marathon se terminait par la remise du Prix, et j’ai senti que la notion de vainqueur était contraire à la conception de Mac COY, qu’il décrivait un monde où il n’y avait pas de vainqueurs. Nous avons donc changé tout cela… Dans le scénario initial, Jane FONDA abandonnait pour laisser gagner la femme enceinte, faisant ainsi un acte sympathique que je trouvais être en opposition à son personnage. Celui de Susannah YORK était beaucoup plus violent et théâtral, trop à mon avis : elle arrachait sa robe, et courait nue à travers la piste de danse. Nous avons donc traité tous ces personnages plus subtilement, à quelques tons « au dessous », et nous avons inventé un tas de scènes différentes : le scénario est absolument nouveau ainsi. Tout était trop théâtral pour mon goût personnel, tellement qu’il n’y avait rien à ajouter, mais plutôt à retrancher. » 

C’est au scénariste de trouver d’abord et de répondre ensuite à la véritable demande du metteur en scène, et de la faire coïncider à sa propre personnalité.

2.Une méthode ou des méthodes ?

Le profane en matière de scénario est toujours avide de recettes et de méthodes. Des recettes, mis à part quelques « ficelles », rapidement connues, il n’y en a heureusement pas. Mais des méthodes de travail…

Laissons à un scénariste comme Jorge SEMPRUN, le soin de répondre sur ce point : « Le secret du scénariste, c’est que la méthode de travail dépend autant du sujet qu’il traite que de la personne avec qui il le traite. »

Le scénariste possède sa propre méthode de travail acquise avec l’expérience et la technique de l’écriture. Il la modulera en fonction des metteurs en scène avec qui il œuvrera. Certains réalisateurs attendent tout du scénariste, et surtout l’idée qu’ils ont du film à faire est la meilleure. Il faut parfois un sacré doigté au scénariste pour faire entendre au réalisateur ou au producteur qu’ils ont une fausse bonne idée de scénario. Je me souviens avoir travaillé avec un réalisateur sur les bonnes feuilles  d’un roman acquises par la productrice, après quelques semaines de travail, il fallut se rendre à la douloureuse évidence que ce manuscrit était inadaptable au cinéma. Nous en avons gardé le titre et envisagé une nouvelle histoire.

Ces méthodes et leurs techniques sont diverses : « J’use de techniques diverses en fonction du rapport que j’ai avec ces réalisateurs, je suis d’ailleurs très ami avec eux, nous entretenons des relations faites de complicité, de secrets, de plein de choses comme cela… Les méthodes sont très différentes, tout comme les poétiques de ces réalisateurs : BELLOCCHIO, LE SAUT DANS LE VIDE et LES YEUX, LA BOUCHE, par exemple, est un auteur qui a besoin de mettre à jour une quantité de choses, d’écrire tout seul. Cela finit par donner de très longs monologues qui sont reconstruits dans une synthèse plus dramaturgique, plus fonctionnelle, plus intégrée à toute la machine de contradiction qu’est le scénario. En revanche, avec Gianni AMELIO, DROIT AU CŒUR, il s’agit d’un travail quasiment opposé. C’est un type d’auteur qui travaille par exclusion, il sait avec une précision mathématique ce qu’il ne veut pas, alors qu’il éprouve une certaine difficulté à comprendre ce qu’il veut réellement. C’est donc un autre type de processus de travail et toute une autre poétique. BELLOCCHIO est complétement dépourvu de toute tentation de plaire ou de faire plaisir aux spectateurs, il veut exprimer une idée, une conception, une situation, une dramaturgie le plus profondément possible. Tandis que dans sa poétique Gianni AMELIO a, me semble‑t‑il, un rapport plus généreux, il veut communiquer; l’intention de contact fait partie de sa poétique et l’on pourrait presque dire, pour lui, réussir à communiquer est déjà un résultat en soi. »

Le scénariste reste souple dans la rigueur. Il sait que tant qu’il ne parle pas de la même chose avec le réalisateur, il est inutile d’écrire une seule ligne. Cette discussion comme préalable à l’écriture est la règle d’or de l’écriture du scénario : « Ben HECHT  a travaillé avec moi sur LA MAISON DU Dr EDWARDS et LES ENCHAÎNES. Il était un extraordinaire scénariste et un homme merveilleux. Nous discutions longtemps ensemble avant de mettre quoi que ce soit sur le papier. »

Les scénaristes dans l’ensemble acceptent ce travail de collaboration avec les réalisateurs : « J’ai collaboré avec beaucoup de metteurs en scène mais je dois à AUTANT‑LARA la plus grande partie de ma carrière. AUTANT‑LARA, comme CLÉMENT, comme TAVERNIER, sont des metteurs en scène qui participent à l’écriture du scénario, cela me semble tout à fait indispensable d’ailleurs. TAVERNIER y participe de très près… »

Peu d’entre eux ne souhaitent en aucune manière la participation effective du metteur en scène à leur côté. Ainsi le cas de Dalton TRUMBO qui proclame : « Je préfère travailler seul, toujours. Je n’ai jamais travaillé en collaboration avec qui que ce soit. Il m’est arrivé de travailler avec des metteurs en scène, mais sans pour autant qu’ils devinssent mes collaborateurs, quoique ce soit là une certaine forme de collaboration. »

Cette collaboration avec le metteur en scène trouvera son efficacité et ses points d’ancrages, si le scénariste perce à jour les desseins du réalisateur. Plus importante est l’empathie entre eux, meilleur sera le résultat. Finalement le scénariste ne serait‑il pas amené à en savoir d’avantage sur le metteur en scène que sa femme, sa mère et son psychiatre réunis ?!

Un scénariste a de part sa personnalité, ses goûts, ses influences, sa culture, des scénarios de prédilection. Il en va de même dans sa relation de travail avec les réalisateurs. Collaborer avec un metteur en scène que nous n’apprécions pas, ou sur un sujet pour lequel nous n’avons aucune certitude, est avant tout un gage assuré d’insuccès. Cela ferait preuve d’une dose grave de masochisme de la part de son auteur. Pour être utile, nous dit Ennio FLAIANO : « (…) la collaboration entre scénaristes ne doit pas se dérouler en plein désaccord, dans l’absence d’estime réciproque, sans idées, ni goûts communs. Un scénario est un voyage en groupe qui peut durer trois ou quatre mois, et il est bon de choisir des compagnons convenables. »

D’autant comme il souligne que la route est longue à faire ensemble. Sans aller forcément dans le « combat permanent vivifiant » de Monique LANG, lorsqu’elle affirme que : « le travail metteur en scène‑scénariste est un corps à corps permanent. En général, quand l’un des deux est content, l’autre ne l’est pas. C’est un combat. Les jours d’extase mutuelle sont rares et, en général, mauvais. Quand on est content, c’est que c’est nul. En principe, on doit être quand même heureux de se retrouver, de travailler ensemble. Mais l’euphorie n’est pas créatrice. La bagarre est au contraire très vivifiante. »

Le scénariste trouvera, tout en tenant compte de certaines exactitudes de ces dires excessifs, les solutions aux problèmes qu’il s’efforce sans cesse de provoquer chez le metteur en scène. Le scénariste devient en quelque sorte, le temps de ces indispensables discussions, le « sparing partner » volontaire et provocateur du metteur en scène. A la notion de « combat»», nous préférons la notion de «litige». Furio SCARPELLI l’exprime, et lui, écarte la notion réductrice de respect, face au metteur en scène : « Je dois dire qu’à l’intérieur de ce métier, en Italie, la dialectique créative a été pratiquée. Nous la pratiquons très souvent avec des discussions violentes, mais elles apportent toujours quelque chose au travail en commun. Et alors il nous arrive d’avoir des litiges. C’est nous qui avons inventé le litige. (…) Je crois que pendant le travail, le litige est une règle, parce qu’autrement, il y a le risque du respect. Alors, si nous devons nous respecter au point de ne pas pouvoir faire une critique, ou de ne pas nous donner le droit de jeter par‑dessus bord la proposition d’un autre, il vaut encore mieux travailler tout seul, vous comprenez ? Je crois que le respect est interdit à l’intérieur d’un groupe de travail, il ne peut pas exister. Un respect moral, formel oui, mais pas un respect aveugle de ce qui est proposé. Si l’un de nous n’est pas convaincu, il doit pouvoir dire ce qu’il veut. »

Comment cela se passe‑t‑il en réalité ?

Prenons l’exemple de Roman POLANSKI, qui arrive à Hollywood pour réaliser CHINATOWN. Robert TOWNE le scénariste, est considéré comme un des plus remarquables du moment. Examinons donc la genèse de CHINATOWN, selon POLANSKI : « A mon arrivée à Hollywood, Bob EVANS (producteur) me donna à lire un script volumineux. Débordant d’idées, de dialogues remarquables et de personnages magistralement campés, il souffrait de l’excessive complication d’une intrigue qui partait un peu dans tous les sens. Intitulé CHINATOWN malgré l’absence complète de toute référence asiatique – lieu et personnage -, il n’était pas filmable en l’état, mais, enfoui dans cent quatre‑vingt et quelques pages, se cachait un film merveilleux. Le récit était dans la meilleure tradition de CHANDLER, mais son héros, le privé J.J. GITTES, était loin d’être une pâle copie, une imitation servile de Philip MARLOWE. Robert TOWNE, l’auteur, en avait fait un gagnant, un dandy aux manières froidement insolentes – une nouvelle figure, un nouvel archétype de détective privé. Malheureusement, le personnage était dépassé par l’intrigue si compliquée qu’elle était pratiquement incompréhensible. Il fallait beaucoup couper, beaucoup simplifier, supprimer un certain nombre de personnages subalternes, tous magnifiquement peints mais ne servant pas l’action.

Bob TOWNE avait travaillé deux ans à CHINATOWN qu’il considérait à juste titre comme ce qu’il avait fait de meilleur. Mais je le connaissais assez pour ne pas prendre de gants avec lui. Je lui dis ce que j’en pensais de son script pendant un déjeuner. (…) Il fut un peu déçu de ma réaction. (…) Le script révisé par TOWNE était presque aussi long que le précédent et encore plus difficile à suivre. Si CHINATOWN devait devenir un film un jour, il y fallait deux bons mois de collaboration réellement intensive pour réduire le script à ses éléments avant d’en refaire un tout cohérent. (…) Bob TOWNE connaît son métier. Il a une puissance et un talent exceptionnels. Chaque ligne de ses scripts témoigne de son sens du dialogue juste et de son adresse à créer l’atmosphère. C’est aussi un écrivain d’une extrême lenteur, qui adore tout ce qui peut le retarder, bourrer sa pipe, appeler le service des abonnés absents, jouer avec son chien. Pendant toute notre collaboration sur CHINATOWN, j’avais l’impression de travailler avec un ménage – TOWNE et Hira, son gigantesque berger. Par moments, on aurait même juré qu’ils se liguaient contre moi.

Après avoir travaillé huit heures par jours pendant huit semaines, j’eus le sentiment que nous avions bâti un merveilleux scénario – à deux exceptions près : j’étais le seul à vouloir que GITTES (Jack NICHOLSON) et Evelyn MULWRAY (Faye DUNAWAY) couchent ensemble. Et TOWNE et moi‑même ne pouvions nous mettre d’accord sur la fin. TOWNE voulait faire mourir le méchant milliardaire et survivre sa fille Evelyn. Il voulait une happy end; tout s’arrangerait pour elle après un bref séjour en prison. Je savais quant à moi que si CHINATOWN devait posséder une quelconque originalité, ne pas se contenter d’être un polar de plus dans lequel les bons triomphent à la dernière bobine, Evelyn devait mourir. L’effet dramatique du film serait perdu si le public ne quittait pas son siège scandalisé par l’injustice de tout cela. L’importance de la fin tenait à plusieurs raisons. CHINATOWN était un titre remarquable, mais, à moins de tourner au minimum une scène dans la véritable CHINATOWN de Los Angeles, on en ferait un titre mensonger, attirant le public sous un faux prétexte.

Nous ne surmontâmes jamais ces deux difficultés pendant le travail sur le scénario et j’écrivis en fait chacune de ces deux scènes au cours de la nuit qui précéda leur tournage. TOWNE demeure persuadé que ma fin est mauvaise. Je suis tout aussi convaincu que la sienne, plus conventionnelle eût gravement affaibli la portée du film. »

Tout y est dit ou presque. Le temps de travail, la collaboration, le litige cher à SCARPELLI, le respect du public par rapport à un titre, qui comme nous le verrons, est la première information au film, la fin du scénario, cette fameuse fin qui doit obligatoirement être connue dès le départ de l’écriture comme le souligne Éric ROHMER, car tout est écrit en fonction d’elle, l’obstination du scénariste, celle du metteur en scène, dont on sait qu’il a toujours le dernier mot au tournage.

Notons que le scénario de CHINATOWN est devenu un scénario référence/école, pour des enseignants comme Syd FIELD. Il eut été capital d’avoir aussi l’avis de Robert TOWNE sur les propos de POLANSKI, pour avoir une idée plus précise en ce cas du rapport metteur en scène‑scénariste… mais elle fait défaut.

Nous pouvons dans un autre registre, tout aussi édifiant, examiner cette fois les deux versions, celle du metteur en scène Federico FELLINI et celle ensuite d’un de ses scénaristes, Tullio PINELLI : « Quand j’ai une idée sur ce qui pourrait être un nouveau film, je demande la collaboration d’un ou deux scénaristes que j’estime et qui sont des amis. Je leur en parle comme s’il s’agissait de raconter une chose un entrevue et un peu rêvée. Au moment où l’histoire commence à se préciser, alors nous nous séparons et nous nous divisons le travail, chacun promet d’écrire une des scènes. Pas besoin de leur recommander une ample liberté par rapport au thème pour cette phase littéraire, car, ainsi réparti, le récit présente à chacun des collaborateurs toutes les solutions et séductions possibles. J’ai besoin d’un scénario élastique, aux contours estompés, mais en même temps très exact là où les idées sont déjà définies. »

Nous remarquons que le metteur en scène, FELLINI, passe très rapidement de l’idée à la matérialisation « ample de liberté » de l’écriture des scènes.

Voyons maintenant comment PINELLI rapporte la collaboration avec Ennio FLAIANO avec qui il travailla sur les films de Federico FELLINI, et sa conception de la méthode de travail. « Nous avions l’habitude de travailler de la manière suivante, tout d’abord de longues conversations à trois avec FELLINI pour nous orienter sur le sujet, où chacun partait d’un sujet pour en proposer d’autres, une espèce de  en termes de football, un lancer d’idées et de propositions. Le sujet une fois décidé, nous parlions longuement tous les trois, l’échange de propositions et de contre‑propositions était très intense comme toujours en pareil cas, et après, l’un de nous se chargeait de transposer tout ce matériel par écrit et ce quelqu’un était toujours moi. Ensuite nous passions à la mise au point du scénario. Dans cette phase‑là nous avions de nouvelles séances, très longues en général, où nous divisions le sujet en chapitres. FLAIANO et moi (pas FELLINI), prenions chacun des blocs de scènes que nous scénarisions séparément. Après quoi nous échangions le travail et nous l’examinions à trois, nous écartions alors certaines parties ou bien nous approuvions le tout. En général FLAIANO reprenait les parties que j’avais faites à partir des corrections que nous avions apportées et vice versa. Il en sortait un travail d’équipe très étroit et le résultat était toujours collégial. Telle était notre méthode de travail »

La différence de conception et d’appréhension du scénario est explicite au travers de ces deux textes. Le scénariste mentionne de « longues conversations » qui le souligne–t’il ont pour but de cadrer le sujet envisagé par le réalisateur afin de « parler de la même chose ». Ce n’est que lorsque les trois partenaires tombaient d’accord, que le véritable travail d’écriture pouvait réellement commencer.

Ces discussions sont souvent menées avec le réalisateur sans qu’il ne se rende réellement compte qu’elles sont la base indispensable au préalable à l’écriture. Le scénariste en découvre la vision personnelle du metteur en scène sur le sujet : « le vouloir du metteur en scène ».  C’est même à lui d’avoir le talent de faire parler le metteur en scène de son projet, de sa problématique sans que ce dernier en ait conscience. Tout sujet ne détient son originalité que par la vision personnelle de son auteur. C’est ce que montre Jorge SEMPRUN à propos de STAVISKY : « Ce scénario est entièrement déterminé par la vision qu’Alain RESNAIS avait de STAVISKY. Ce n’est, sans doute, qu’une vision parmi d’autres, mais c’est la sienne. Je me suis plié, volontairement, en écrivant ce texte, à la personnalité de RESNAIS (…) puisque de toutes façons, et c’est le cas avec les écrivains avec lesquels il travaille, c’est toujours lui qui est l’auteur en dernier ressort »

Le profane (scénariste ou réalisateur) ne se rend pas toujours compte de l’importance capitale que revêt cette méthode de travail prioritaire. Tous les moyens sont bons pour arriver au résultat désiré : 

– « l’épate » chez AURENCHE : « J’ai toujours envie d’avoir quelqu’un à qui parler. Et puis pendant longtemps, la raison de ma collaboration avec Pierre BOST tenait à ce que je voulais absolument l’épater. »

– l’immersion dans le jeu dramatique pour CARRIÈRE et Luis BUÑUEL : « Je me fais une règle de toujours travailler avec le metteur en scène, excepté à la fin, pour le travail d’écriture proprement dit, et qui n’est rien. Mais je préfère jouer avant d’écrire, c’est absolument essentiel. C’est ainsi que je travaillais avec BUÑUEL, on jouait toutes les scènes à deux, on faisait tous les personnages. Le scénario se fait quand on le joue, quand on l’improvise. »

– le jeu ludique chez Howard HAWKS avec ses scénaristes : « Quand HECHT, Mac ARTHUR et moi rédigions un scénario, nous commencions vers 7 h 30 du matin, travaillant deux heures durant, puis nous jouions au jacquet pendant une heure. Ensuite, l’on recommençait, chacun dans le rôle d’un personnage. Nous disions nos répliques et notre seul but était d’essayer d’embarrasser les deux autres, de voir s’ils pouvaient imaginer quelque chose de plus fou que ce qu’on avait trouvé.(…) Quelque fois, alors qu’on a déjà bien avancé dans le film, une idée nous vient, obligeant à modifier un personnage; il faut alors revenir en arrière, changer les répliques déjà écrites pour ce personnage et tout recommencer. »

– la joute oratoire pour aller au plus près du film à faire et de la mise en scène idéale. Un travail que poursuivaient à la grande période d’Hollywood, John FORD avec son scénariste Dudley NICHOLS, jusque sur le plateau de tournage : « Je passe l’après midi avec lui sur une séquence. On discute, on essaie de se persuader l’un l’autre, lui me suggérant quelque chose, moi autre chose. Le soir même, ou le lendemain matin, il tape à la machine à écrire, le fige et on regarde si on est dans la bonne direction ou pas. J’aime généralement qu’il y ait un scénariste sur le plateau. Je le faisais avec NICHOLS, mais maintenant ce n’est plus possible, plus aucune compagnie ne veut prendre en charge ce type de dépense. »

A cet enjeu, tous les chemins sont permis même ceux qui paraissent les moins orthodoxes. Ceux de Gérard BRACH et Roman POLANSKI, qui pratiquent le « tâtonnement successif » en partant de scènes isolées : « Gérard (BRACH) et moi partions de situations et de scènes isolées, ignorant où elles nous conduiraient. Peu à peu, par tâtonnements successifs, en discutant de la manière d’amener telle scène, nous aboutissions à un fragment de thème qu’il ne restait plus qu’à étoffer pour en faire un récit complet. Parfois, lors du déroulement de ce processus, il nous arrivait de renoncer à l’idée qui en avait été à l’origine. Telle fut la genèse de CUL-DE-SAC, dont le titre original était RIRI. »

Mais c’est parfois dans l’urgence que le scénariste doit intervenir sur un scénario, sans aucune possibilité d’échange. Ce fut le cas pour David RAYFIEL, dans LE CAVALIER ÉLECTRIQUE : « Une demi‑douzaine d’écrivains ont peiné dessus et je m’étonne que le film ait supporté un tel traitement ! L’idée originale venait de Paul GAER. Robert GARLAND a établi la structure à l’intérieur de laquelle Alvin SARGENT et moi avons travaillé. Sur certaines scènes, nous œuvrions ensemble, sur d’autre séparément. Moi qui vient du théâtre, où l’auteur est seul maître à bord, j’ai encore du mal à me plier à ce travail collectif. De plus, le script n’était pas terminé au moment du tournage. Quand Jane FONDA m’aperçut sur le plateau, à Las Vegas, elle s’écria : « je croyais qu’il n’avait pas l’autorisation de sortie ! » Alvin et moi devions, en effet, nous enfermer pour écrire les scènes du lendemain ! »

Quand ce ne sont pas des problèmes de langues entre scénaristes qui conduisent un metteur en scène à se séparer d’un de ses scénaristes, comme le raconte Michelangelo ANTONIONI à propos de ZABRISKIE POINT : « J’ai commencé à travailler avec Tonino GUERRA après avoir écrit une vingtaine de pages contenant une première approche du sujet. Avec nous, il y avait également un jeune scénariste américain du nom de Sam SHEPARD et une jeune anglaise, Clare PEPLOE. Tonino ne parlait pas un mot d’anglais, Sam, pas un mot d’italien et, bien que Clare parlât l’italien correctement, la collaboration était assez difficile. J’ai dû à mon grand regret, renoncer à Tonino. Durant la réalisation du film, j’ai eu également l’aide d’un autre jeune américain : Fred GARDNER»

Dans tous les cas le metteur en scène devrait laisser au scénariste la liberté la plus absolue dans l’imaginaire. Le jusqu’au-boutisme quel qu’il soit d’un auteur, ne sera jamais un reproche : « A partir d’un thème donné, qu’on a défini, nous dit Gérard BRACH, je laisse aller follement mon imagination, et j’écris très librement. Ensuite, on voit le résultat ensemble et le metteur en scène commence à travailler avec moi pour obtenir l’objet qu’il souhaite pour réaliser le film. Je peux parler avec lui, prendre des notes, mais je ne peux écrire que seul car je n’arrive pas à concevoir, à inventer avec quelqu’un en face de moi. Je considère cela comme impudique et bloquant, j’ai totalement besoin d’être seul face à ma page avec ce dont on a pu parler. C’est physique, je ne peux pas plonger en moi‑même devant quelqu’un. C’est une question de liberté dans le sens absolu de ce mot. »

Méthode que manie fort bien David RAYFIEL, avec des metteurs en scène différents dans leur conception d’aborder le scénario : « Avec Sydney POLLACK, je rédige une première esquisse qui se présente comme une longue lettre personnelle, avec beaucoup d’annotations et de rappels de nos films antérieurs. Après quoi, nous reprenons le texte ensemble et le revoyons page à page, mot à mot. Avec Bertrand (TAVERNIER : LA MORT EN DIRECT), qui avait déjà une vision précise de sa mise en scène, ce fut différent : nous nous voyons au moins trois fois par semaine; à chaque séance nous discutions de deux ou trois scènes; je rédigeais alors une quinzaine de pages que nous corrigions ensemble la fois suivante, avant d’aborder des séquences nouvelles. J’ai beaucoup aimé cette collaboration. La sensibilité et l’intuition de Bertrand évoquent pour moi le mot de Willa CATHER sur l’art : « Ce qui est ressenti à la lecture d’une page et échappe à toute désignation précise, cela, peut‑on dire, est le prodige de la création. »

Si son rôle n’est pas d’analyser la volonté de mise en scène du réalisateur, le scénariste est tenu de la prendre en compte. Car écrire un scénario c’est penser en images, donc faire de la mise scène. Ici toute littérature est rédhibitoire, même si fréquemment les scénarios ont une tendance à la déviance littéraire.

3.Déperdition, absence, improvisation.

Tout n’est pas toujours aussi harmonieux. Le scénario est parfois faible, alors il ne peut en aucune manière générer un bon film. Parfois la mise en scène du réalisateur compromet un scénario réussi. Parfois, la « mayonnaise ne prend pas », dixit le jargon du métier.

Le scénariste saura que la réalisation du scénario entraîne une « relative déperdition ». Elle peut être grave comme nous en fait part Jorge SEMPRUN : « Il arrive un moment où on se demande s’il n’y a pas une déperdition, je ne dis pas trahison, je dis déperdition des intentions de l’auteur : c’est ce qui s’est passé avec LES ROUTES DU SUD, là, il y a eu un décalage entre ce que j’avais écrit et ce qui a été filmé. C’est le seul film où j’ai eu ce sentiment de frustration. Une des raisons, c’est que LOSEY avait fait ce film pour Maria SCHNEIDER. Comme au dernier moment elle ne pouvait pas le tourner, il y a eu un décalage, car j’avais écrit les scènes en pensant à elle. Pendant le tournage, LOSEY me téléphonait en me disant :  « Jorge, je n’ai pas d’image, je ne vois rien, je flotte. » Il était à Cherbourg; alors je prenais le train, j’allais sur le tournage et nous réécrivions les scènes, il ne voyait rien, car les scènes étant décalées, l’ensemble de l’édifice avait bougé. Je considère ce film comme un échec. »

La colère de la trahison rend aveugle. Seul le recul permet au scénariste de retrouver des qualités au film de son propre scénario : « J’ai écrit pour Maurice PIALAT, LA MAISON AUX BOIS (film pour la télévision), qui comme PREMIÈRES ARMES était ma propre histoire, vécue pendant la guerre de 1914‑1918, en nourrice pendant que mon père était à la guerre, et que ma mère avait fichu le camp. Mais PIALAT a foutu des digressions en supprimant mon dialogue, pour que les acteurs disent exactement ce qu’il voulait, lui, dans la situation donnée, vous voyez ? Il a ajouté des digressions qui n’étaient pas dans mon scénario, qui n’en finissent pas de durer : il n’y a plus le rythme que j’avais l’habitude de donner. Eh bien, j’ai la copie de ce film et je l’ai regardé plusieurs fois : plus je le vois, meilleur je le trouve ! PIALAT m’a choqué énormément par les trahisons qu’il avait faites de mon scénario ; n’empêche que c’est vraiment l’époque, c’est bien rendu, et à part quelques longueurs qu’on aurait intérêt à couper, c’est un film très bien fait, et si je rencontrais PIALAT aujourd’hui je lui serrerais la main alors qu’on s’est quitté brouillés (et je ne suis pas le seul). »

Le droit à l’erreur coûte cher au producteur. L’accepter est incontournable. Les grands metteurs en scène savent le reconnaître et l’accepter. Martin SCORSESE nous le révèle lors de cette conversation avec son complice, l’acteur Robert De NIRO :

« Robert De NIRO– Sur NEW YORK,NEW YORK nous avions de vrais problèmes de script et nous n’arrêtions pas de le retravailler. Nous avions décidé de beaucoup improviser, mais lorsqu’on improvise, il faut, pour que ça marche, avoir un certain cadre, une certaine structure, sinon ça part dans tous les sens… Tous les jours on essayait, on discutait de la scène, on essayait de la faire fonctionner, de l’organiser, de la mettre noir sur blanc, de la répéter, de la jouer, de la recommencer…

Martin SCORSESE– On avait le sentiment de travailler deux ou trois fois plus que d’habitude ! A cette époque, pour je ne sais qu’elle raison, je n’étais pas capable de maîtriser la structure, de contrôler chacun des éléments de l’ensemble… (…) Au milieu du film, je n’avais aucune idée précise de la direction que prenait l’histoire. Il y avait du coup un sentiment d’insécurité à peine croyable. Que tu ressentais, toi d’abord, bien sûr, comme acteur. Et moi aussi, en tant que metteur en scène. En même temps, il n’y a pas mieux pour apprendre…

Robert De NIRO– Je suis sûr que c’est une expérience à travers laquelle beaucoup de gens sont passés. On en entend toujours parler… On se dit que les choses vont se fixer pendant le tournage, que de l’improvisation va naître ce que l’on veut profondément exprimer mais… ce n’est pas toujours le cas. Pendant cette période, j’ai appris une chose : if Is not on the page , it’s not on the stage (littéralement : si ce n’est pas sur la page, ce ne sera pas dans la scène)

Martin SCORSESE– Oui… C’est amusant parce que, justement NEW YORK, NEW YORK est le seul de mes films que je n’avais pas monté dans ma tête avant de commencer le tournage. Alors que d’habitude tout est très clair dans mon esprit. Par exemple pour LES AFFRANCHIS, tu sais bien que tout le découpage, tout le montage était écrit noir sur blanc très précisément. Plan après plan. Dans le scénario même. Parce que c’est un film très complexe. Mais sur NEW YORK, NEW YORK, qui était tout aussi complexe, sinon plus, je ne l’avais pas fait. Et en plus j’étais loin d’avoir la même maîtrise ! »

Une véritable leçon sur les erreurs d’écriture du scénario. Martin SCORSESE et Robert De NIRO nous décrivent là ce qu’il ne faut surtout pas faire. L’improvisation au tournage ne peut s’envisager qu’avec un scénario structuré. Un scénario faible provoque deux fois plus de travail. S’il fallait retenir l’essentiel, ce serait la phrase de Robert De NIRO : « Si ce n’est pas sur la page, ce ne sera pas dans la scène. » La démonstration en est faite lors du travail sur CAPE FREAR entre le scénariste Wesley STRICK et Martin SCORSESE. L’improvisation existe mais elle est pour le moins préparée et en quelque sorte maîtrisée en amont du tournage.

Martin Scorsese

Rappelons que les attributs indispensables d’un travail d’équipe sont : écoute, tolérance, respect, critique, litige. Car, dans le fond, lors de la première étape des discussions, c’est bien d’un couple qu’il s’agit, scénariste‑réalisateur. Question qui préoccupait le scénariste Nino FRANK. Il le retraçait à propos de son confrère Charles SPAAK : « Un soir à l’IDHEC, je lui entendis faire une causerie ravissante sur le problème qui me préoccupait. Il décrivait la collaboration cinématographique sous la forme d’un mariage, où le réalisateur tiendrait le rôle de la femelle, que le scénariste féconde. Pendant neuf mois ou presque, le réalisateur porte l’œuvre en lui : c’est lui qui fait le travail organique nécessaire, mais l’élément déterminant est venu de l’homme… Que s’est‑il passé ensuite ? SPAAK a‑t‑il évolué ? Son expérience de la paternité l’a‑t‑elle mieux documenté ? Toujours est‑il que, dans une série de souvenir publiés par la suite dans un hebdomadaire, il a bien repris son image du couple, mais c’est au réalisateur qu’il dévolu, cette fois‑ci, la fonction du mâle, au scénariste celle de la femelle. Ce changement de sexe m’a laissé fort perplexe. Il porterait à considérer le scénariste comme un noble mais simple complément du réalisateur : la main qui écrit, l’imagination qui crée, la bouche qui parle. Étant entendu que le réalisateur est le maître de la conception, malheureusement non pourvu par la nature d’une main à plume, d’un cerveau à épisodes, d’une bouche à répliques. »

Parler de la même chose avant d’écrire une seule ligne du scénario est une attitude obligée, retenons‑le avant tout.