B. Scénario de télévision et de cinéma

Pour paraphraser Jean‑Luc GODARD, nous voyons un film au cinéma en levant la tête, nous regardons la télévision en baissant la tête. Cette expression lapidaire, mais juste, est déjà une explication en soi.

1. Différence sur le fond.

Il n’y a pas si longtemps encore, un scénario de cinéma faible était péjorativement appelé «scénario de téléfilm».

Cette incompatibilité viscérale entre le cinéma, – art noble de l’audiovisuel -, et la télévision, – prêt à consommée de l’audiovisuel -, date de plusieurs décennies. Naguère, l’auteur de scénario pour la télévision ne pouvait en aucun cas franchir les portes du cinéma. Elles lui étaient définitivement closes. Inversement aucun scénariste de cinéma ne se serait compromis à réaliser pour ce genre mineur qu’était la télévision. Cet esprit sectaire pouvait même s’appliquer aux réalisateurs et à certains comédiens. Ce qui ne fut jamais le cas à la télévision américaine. Les grandes compagnies cinématographiques ont immédiatement saisi l’opportunité des profits qu’elles pouvaient escompter de ce nouveau support pour leur image : elles ont investi massivement dans la télévision. Hollywood a su puiser dans ce formidable vivier de metteurs en scène que la télévision allait former gratuitement pour le cinéma. Exemple canonique du début des années soixante dix : Steven SPIELBERG, avec son téléfilm DUEL  ultra célébrissime, tourné pour la télévision, distribué dans les salles du monde entier. En France le non moins célèbre mondialement TROIS HOMMES ET UN COUFFIN.

Formidable support publicitaire pour le cinéma, la télévision et le cinéma américains n’ont à ce jour jamais connu d’incompatibilité dans la cohabitation. Les recettes du film américain le confirment et se répartissaient il n’y a pas si longtemps (avant le «boum» de la vidéo aux États-Unis) ainsi : un tiers en exploitation en salle sur le territoire national, un tiers par la vente à l’étranger et le dernier tiers par les droits de passage à la télévision. En France, les recettes télévision ont commencé autour de 10% pour en arriver à l’heure actuelle à être la part quasi exclusive de la recette du film. La recette salle étant pour certains producteurs «la cerise sur le gâteau» !

Le temps a passé, les esprits se sont apaisés et l’économie de l’audiovisuel a fait le reste.

La télévision a permis une renaissance inespérée à des films oubliés depuis longtemps, mais cela n’a pas suffit. Le cinéma asphyxié par le carcan de notre économie a fini par devenir dépendant chronique de la télévision. Tout en restant le meilleur atout de la télévision, – pour preuve l’audimat juteux du film cinéma au petit écran -, le cinéma a fini par succomber aux sirènes du tube cathodique. C’est ainsi.

Il n’est plus à l’heure actuelle honteux pour un scénariste de cinéma comme Jean‑Claude CARRIÈRE d’œuvrer à la télévision pour des produits « rares », il est vrai, disons labellisés «haut de gamme». LA CONTROVERSE DE VALLADOLID adapté par lui-même de son propre roman éponyme et réalisé par Jean-Daniel VERHARGHE est devenu une référence. Ce qui montre que « la télévision comme beaucoup de secteurs de la société est en train d’évoluer à deux vitesses : l’une bas de gamme utilise les moyens de la vidéo et doit tourner trente minutes utiles par jour. Ce sont les feuilletons du type soap ou les séries du type sitcom, qui comme l’énonce Philippe MADRAL, appellent une écriture qui n’a rien à voir avec celle du scénario, mais qui évoque plutôt le « concoctage » industriel d’histoires gérées par ordinateurs sous le contrôle d’un brain‑trust de publicitaires. »

Et les auteurs cités plus haut servent d’avantage d’alibis au quota culturel, que de référence étalon de qualité.

2. Différence dans la forme.

Les différences sur le plan scénario sont essentiellement dues au temps écranique, c’est‑à‑dire la durée à l’écran.

Au cinéma, nous connaissons un temps écranique étalon (selon HITCHCOCK) d’environ quatre vingt dix minutes. La télévision se singularise par des récits de durées diverses. Le téléfilm est basé sur le temps écranique cinématographique. Ce que l’on nomme encore film de télévision, est le produit qui flirte le plus avec le scénario de cinéma au niveau de sa construction dramatique du moins.

Viennent ensuite les produits de cinquante deux minutes, qui sont des séries à épisodes à suivre ou bouclés, conçus à l’aide de «bibles» tout comme les séries de durées inférieures. La bible est l’élément de base de toutes séries, soaps et feuilletons. Elle répond essentiellement au cahier des charges de la production, aussi bien sur le plan artistique, c’est le « concept », (exemple : une série sur les adolescents les décrivant dans leur milieu, mettant en relief leurs préoccupations, leurs joies, leurs peines de cœur, etc.) que sur le plan de la production pure (le budget, le nombre de personnages, support film ou image électronique, le nombre de décors, etc.). La bible est à la charge du scénariste. Il y développe la trame de l’histoire, les caractéristiques des personnages, des lieux, et des thèmes, et en option, suivant les cas, le résumé de plusieurs épisodes. La bible est de nos jours l’indispensable point de départ de toutes les séries télévisées et leur suivi dans le temps. Elle donne à son concepteur des droits de propriété sur les personnages inventés. Ce qui, en d’autres termes, signifie que même s’il cesse d’écrire la suite des épisodes, l’auteur de la bible percevra des droits.

Le zapping est une réalité qui tend à modifier le scénario de télévision.

Aller vite, ne pas laisser le temps au téléspectateur de changer de chaîne. Le plonger immédiatement dans l’anticipation. Si nous avons à faire à une comédie, on demande au scénariste de créer un rire toutes les trente secondes (un mot d’auteur, un gag, une grimace, etc…) Pour le polar, toujours à la remorque du cinéma, après le succès en salle du polar‑sexe américain, on demande au scénariste de créer un polar de télévision dans le même genre. En fait, les coûts de plus en plus élevés de fabrication impliquent des tournages rapides, des scénarios de plus en plus bavards. Le temps manque pour les repérages, pour les répétitions des comédiens, etc.…

Il est moins onéreux de faire dire aux personnages que de montrer l’action.

Nous avons coutume de dire qu’une émission de télévision est l’équivalent d’une émission de radio avec des images. Dans les films de télévision les personnages évoquent, disent, racontent ce qu’ils veulent ou ce qu’ils devraient faire. Ils portent l’histoire sans nous la montrer comme le ferait le cinéma. Les personnages décrivent leurs émotions et leurs actions avec des mots, et non avec des images. C’est la grande différence entre le héros de cinéma qui est ce qu’il fait, et celui de télévision qui est ce qu’il dit. «Ce sont les images animées qui donnent à penser» affirmait, à juste titre, le philosophe Gilles DELEUZE. Malgré cela certains scénaristes ne font pas de différence entre le scénario de cinéma et celui de télévision à l’image de Danièle THOMPSON : « Je n’ai jamais fait de différence. Il est vrai que, dans les années 70, toute une catégorie de gens avait un énorme mépris pour la télévision. Mais moi, ayant vécu aux États-Unis où il y a à la télévision de mauvaises choses comme partout mais surtout des téléfilms absolument remarquables avec des gens formidables passant du grand au petit écran, ou réciproquement, sans aucun problème, je n’ai jamais eu d’idées préconçues, sauf que je voulais faire des choses de qualité. D’ailleurs, je venais juste de terminer une grande série TV, PETIT DEJEUNER COMPRIS, qui avait aussi été très bien reçue. Pour moi, la télévision, avec son impact gigantesque, constitue un train dans lequel il convient absolument de monter. (…) Pour moi, la qualité du travail d’écriture doit être en tout cas la même à la télévision qu’au cinéma. Il ne faut surtout pas se dire : de toutes manières, on ne verra que des dialogues en gros plan. »

S’il est exact de dire que le dialogue semble l’emporter à la télévision, il est faux de croire que l’histoire n’occupe dans ce cas qu’un intérêt limité. Il reste toujours quelque chose d’un bon scénario de film de télévision « même s’il est mal filmé ou mal joué. C’est encore plus vrai à la télévision, parce que au cinéma on peut impressionner le spectateur avec le scope ou le grand écran; si j’étais méchant, je dirais qu’on peut intoxiquer par l’image, alors qu’à la télévision, c’est plus de la confection : il y a beaucoup moins de prestige, on a dix fois moins d’argent, etc. Si bien que, quelquefois, le film ou le téléfilm est ramené à son principe de base, à son squelette, donc au scénario. »

Nous pouvons constater tous les jours que le petit écran n’en finit pas de s’enfler, ce qui n’est pas sans évoquer un certain animal des fables de Jean De La FONTAINE. Une télévision industrielle est en place. Elle diffuse séries, soaps, décalqués sur le modèle américains, au plus mauvais sens du terme. Les producteurs et les diffuseurs en tirent un large profit. En effet, il est beaucoup moins coûteux de faire du soap ou de la sitcom, que de produire des téléfilms, sans même évoquer le « produit » qu’ils disent haut de gamme. Ce qui n’empêche pas certains d’en parler en terme d’écriture spécifique, afin de se donner une bonne conscience face à cette nouvelle pornographie de l’image et sous‑culture du discours : « Beaucoup de gens pensent qu’il suffit d’avoir une plume légère et drôle pour écrire du sitcom, mais c’est faux, s’indigne Blandine STINTZY, pour ce travail ils ont besoin de s’adapter à des paramètres très précis sans perdre pour autant leur potentiel de créativité. Ils doivent être capables de travailler en équipe, ce qui est encore relativement nouveau pour les auteurs en France. On leur demande de mettre en œuvre des personnages et des types d’histoires qu’ils n’ont pas créés. Il faut qu’en plus ces personnages soient drôles, touchants… et tout cela dans le cadre d’une histoire très courte. Ces scénaristes doivent également travailler vite et avoir toujours le souci du public. »

Ces nouveaux producteurs de télévision instaurent le travail mécanique de l’écriture. Des dizaines de scénaristes doivent écrire et écrire vite, parfois la veille pour le lendemain, si ce n’est pas le matin pour l’après-midi ! Ceci n’est qu’une fallacieuse interprétation du métier de scénariste, elle débouche sur un travail dépersonnalisé tournant autour d’une activité de forme industrielle. Elle aboutit à : « une autre profession qui, malheureusement, risque de gâcher les talents de jeunes scénaristes, car ils ne peuvent pas sortir indemnes de telles opérations; ils ont été obligés d’y mettre quelque chose d’eux‑mêmes et donc de gaspiller un peu de leur expérience personnelle, de leur sensations, de leur fond artistique somme toute, qui sera galvaudé au départ, parce qu’ils ne peuvent pas écrire du bout de la plume, sans s’y impliquer un peu. Dans les contraintes de ce cadre, ça s’exprimera à demi, mais eux n’auront plus envie de l’élaborer davantage dans une œuvre personnelle. »

Marcel MOUSSY voit à juste titre le danger qui guette ces jeunes scénaristes, qui n’ont pas les moyens de refuser ce genre de travail.