D. Crise du scénario.

A l’exception de la grande période du scénario en France, le cinéma français n’a jamais cessé d’être en crise.

Déjà en 1950 le scénariste Pierre VERY répondait par un apologue : « Celui de deux lépreux errant misérablement dans les brouillards de l’an deux mille, agitant lamentablement leurs crécelles, chassés de partout à coups de fourche, et l’un disant à l’autre :

« Ne trouvez‑vous pas, mon cher confrère, qu’il y a en ce moment une crise de l’hospitalité ?… »

Je n’entendais pas, par là, mettre en cause les producteurs de films.

Et pourtant, si j’étais malicieux, je dirais volontiers que le mal ne vient pas tellement de ce que les auteurs sont à court d’idées, mais de ce que les producteurs montrent une propension à en avoir trop !

Quel scénariste n’a pas entendu un producteur lui dire : « Figurez‑vous, mon cher, que l’ami du chauffeur de ma femme a eu une idée de scénario… Ça ne tient pas debout, naturellement, tout est à faire, mais je suis sûr qu’avec votre talent vous pourriez… »

Mais non ! N’incriminons ni les producteurs, ni l’argent, ni le manque d’argent, ni le public.

La crise du sujet ne découlerait‑elle pas de ce que j’appellerais, si l’on veut, « le fait social » ? » 

De nos jours, il n’est pas une émission de radio, de télévision, un article de presse écrite, interview d’acteur, au cours de laquelle la question sur le scénario ne soit posée en terme d’absence : « On manque de scénaristes dans le cinéma français. »

Manque‑t‑on réellement de scénaristes en France ?

Nous serions tentés de répondre oui, vu l’acharnement de ce constat. Il n’en est rien, du moins potentiellement. Avec plus d’un millier de scénaristes recensés par le Centre National de la Cinématographie, comme il est fait mention en ouverture de cet ouvrage, effectivement, le réservoir de scénaristes est largement suffisant quantitativement.

Une réflexion plus sérieuse nous permet immédiatement de constater que cette quantité est composée de ce que le scénariste Luc BÉRAUD appelle « les scénaristes du dimanche », par opposition aux scénaristes peu nombreux de la semaine, authentiques professionnels de l’écriture du scénario. « Contrairement aux idées reçues, en France on ne manque pas de scénaristes mais on ne veut pas les payer. A part cinq ou six vedettes, on ne paie pas les scénarios : c’est un travail du dimanche. Aux États-Unis, l’investissement dans l’écriture est de 17% du budget d’un film, je crois; en France, il est de 2% à 3%. (…) On ne peut pas dire qu’il y ait une politique du scénario en France, puisque personne ne veut les financer. L’industrie cinématographique spécule sur le fait qu’il y a une puissance créatrice et que les gens veulent faire des films coûte que coûte. »

Luc BÉRAUD met ainsi en exergue la grande déviance du système. Les producteurs et les réalisateurs tendent à contraindre vers la gratuité du travail d’élaboration du scénario. Si le film se monte, dit le producteur potentiel, le scénariste sera rémunéré, sinon il n’aura rien. Ce qui en d’autres termes signifie pour lui un an, et parfois plus, de travail pour rien, sans parfois aucune rétribution. Il est vrai que le scénariste se trouve à l’avant poste du financement du film et que le producteur attend le scénario pour « déclencher » un tour de table auprès des éventuels partenaires, co-production, télévision, comédiens… Le scénariste est pris dans l’obligation de commencer gratuitement, en spéculant sur le montage financier du film, car la majorité des producteurs n’a plus les moyens de payer ce travail. Cette pratique abusive s’est instituée, au point que certains producteurs qui auraient les moyens de prendre en charge l’écriture du scénario s’y refusent.

Cet état de faits se répercute même au niveau du produit audiovisuel de télévision : certaines productions, et non les moindres, envoient aux scénaristes des lettres en nombres, leur demandant des sujets à proposer sur des thèmes bien précis, et cela dans la gratuité la plus totale.

Comment, dans ce cas, le scénariste peut‑il fournir un travail conséquent ?

L’élaboration du scénario est un travail d’endurance, et non de sprint. Jean‑Claude BRISSEAU ajoute : « (…) : la plupart du temps, on ne soigne pas suffisamment le scénario en France. Les grands maîtres du cinéma, à quelque nation qu’ils appartiennent, avaient trois ou quatre scénaristes, choisissaient les meilleurs écrivains; dans ce dernier cas, ils ne signaient pas leur scénario, sinon ils n’auraient pas pu obtenir ces noms. Ce qui veut dire qu’ils étaient autrement modestes que les auteurs d’aujourd’hui ! HITCHCOCK, HAWKS, écrivaient leurs scénarios en collaboration, mais ils ne signaient pas. Actuellement, beaucoup de réalisateurs, d’une part ne veulent pas qu’un autre nom figure au générique comme coauteur du scénario et d’autre part, ne peuvent supporter la moindre critique concernant leur texte. Le résultat est, trois fois sur quatre, décevant. (…) Nous sommes de plus en plus dans un monde d’enfants gâtés où les classes sociales vivent les unes à côté des autres sans se mélanger, et cela limite considérablement l’expérience humaine. Si des réalisateurs voulaient bien reconsidérer la position des scénaristes, et donc du scénario, ils pourraient faire des films autrement plus forts. »

L’ignorance ou le machiavélisme de certains producteurs sont manifestes. Nous avons pu voir à la télévision française des séries de téléfilms de fiction produits par la France pour la télévision française, écrits par des auteurs anglo‑saxons ! On pense alors que l’on manque de scénaristes, faux s’indigne Gérard BRACH : « Ce n’est pas vrai du tout. Ce sont les gens de la profession qui accréditent ces contre-vérités auxquelles ils croient. Je peux dans l’instant vous signaler des histoires formidables avec lesquelles les producteurs se battent les flancs comme des tambours. »

Il n’y a pas que le problème financier. La critique dans son ensemble s’est laissée crédulement conquérir par la notion d’auteur. Elle a totalement ignoré et ignore encore le travail du scénariste. « Une des raisons de notre crise est due justement au fait qu’il y a eu une très longue période pendant laquelle les scénaristes ont été pour ainsi dire oubliés par la critique. Ceux qui ont écrit des livres et des histoires du cinéma ont totalement laissé de côté la fonction et la place des écrivains du cinéma. »

Que dire de l’enseignement de cette discipline, qui ne voit le jour dans l’école de la F.E.M.I.S. (ex‑I.D.H.E.C.) que depuis qu’un scénariste, Jean‑Claude CARRIÈRE en accepte la présidence ? L’enseignement est la pérennité d’un savoir, d’une culture, et la base de la recherche. Comment apprendre à écrire un scénario, si son enseignement n’existe pas ? Le pire étant la vacuité du savoir des décideurs. Ils n’ont reçu aucune formation en matière de technique et qualité de scénario. Ils ne jugent qu’au travers de vagues idées fumeuses de marketing contenues dans les scripts. Les scénaristes sont amenés à écrire « proche de la littérature », puisque leurs interlocuteurs ne savent pas lire un scénario. Ainsi naît un délitement progressif de la technique spécifique d’écriture, au profit de son plus nuisible ennemi : la littérature.

L’Office de la Création Cinématographique incluait une commission qui avait étendu ses attributions vers une véritable aide conséquente à l’écriture des jeunes auteurs. Le principe en était simple. Lorsqu’un auteur se voyait refuser l’attribution de l’aide à son scénario, il avait la possibilité de rencontrer un membre missionné par la commission. Ce membre avait pour fonction de dialoguer avec l’auteur sur les défauts de son texte en vue d’un nouveau travail, selon les conclusions dégagées par la commission. Après une reformulation effective, il pouvait représenter son projet. Bien que ce système ne connut aucune suite avec les commissions suivantes, certains projets écartés dans un premier temps, furent acceptés après une réelle réécriture. C’était l’époque de l’Office de la Création Cinématographique dont la mission était de gérer les aides sélectives au cinéma. Elle avait eu l’initiative de mettre sur pied la première aide au scénario. Le principe décrit par son président Hubert ASTIER, en était évident : « Une commission réduite, interne à l’O.C.C., choisit sur synopsis, et après entrevue, les projets retenus. Ensuite, il y a trois stades. Le premier est celui où l’on signe la convention et l’on remet alors le tiers de la bourse, le second est au bout de deux ou trois mois, où l’on constate l’avancement du travail, et le troisième correspond à l’achèvement du scénario. (…) On ne peut encore dresser un bilan des aides au scénario, étant donné que nous n’avons pas un recul suffisant pour le faire, mais la forme, qui peut évoluer, garde en soi toute sa valeur d’aide sélective. »

Un principe qui avait le mérite de reconnaître et d’impulser le scénario. Malheureusement il fût aboli avec la disparition de l’Office de la Création Cinématographique.

1.Les raisons d’espérer.

Le paradoxe est d’autant plus grotesque que le domaine audiovisuel dans son ensemble n’a jamais été autant consommateur d’images, « donc » demandeur d’histoires. La conjonction de coordination « donc » mérite que nous accordions un instant d’analyse. Le « donc » est précisément, ce qui légitime le scénario : le passage qu’il y a de l’image à l’histoire définit le champ spécifique du scénario. Je crois que l’on pourrait dire, de façon schématique, qu’il existe deux types d’images : celle qui ne fait que montrer « construite » sur la propriété de captation de l’image ; et celle qui parle, qui est « construite » sur le fait qu’une image a toujours un auteur, c’est à dire un texte. Voilà pourquoi, le « donc » qui sous-entend qu’il n’y a nécessairement passage d’une image à une histoire, est le fondement même de la position du scénariste, comme représentant le texte, donc l’histoire, derrière l’image.

L’espoir de sortir de cette crise est largement permis. Obligatoire même pour les décisionnaires de l’image de fiction, s’ils ne veulent pas assister à l’hémorragie de la désaffection des salles de cinéma pour le film français au profit du produit narratif dominant de l’audioviuel américain. Ce dernier finit par contaminer définitivement le spectateur devant son écran de télévision par les fameuses séries  américaines.

Ce que désire avant tout le spectateur aussi bien au cinéma, qu’à la télévision, c’est qu’on lui raconte des histoires qui le font rêver et dans lesquelles il peut tout simplement s’identifier pour en partager l’émotion.

Avez‑vous eu la curiosité de constater comment le bouche à oreille d’un film se fait ? Non ? Alors c’est très simple, il passe toujours par ce petit dialogue entre deux ou plusieurs personnes :

J’ai vu un film formidable hier soir !

Ah bon ! Ça parle de quoi ?

C’est l’histoire d’un …

La première question du spectateur potentiel porte toujours sur l’histoire, sur le sujet du film. Tous les sondages le démontrent. C’est la décision prioritaire pour aller ou non voir un film. Il n’est pas question de notion d’auteur, de mise en scène étonnante, de photographie sublime, du jeu des comédiens exceptionnels, du montage elliptique, ou autres critères technique, mais toujours du scénario, même s’il n’en formule pas précisément le mot.

Comment expliquer autrement l’échec public retentissant de NOTRE HISTOIRE, sinon par l’absence d’histoire de son scénario, comme le définit lui‑même BLIER : « (…) le scénario de NOTRE HISTOIRE n’est pas un bon scénario, il a été fait trop vite à cause d’engagements et de dates à respecter. Il ne tient pas debout, il est entièrement basé sur du bluff. (…) Ce qui m’amusait dans cette situation de commande : nous avons DELON, qu’est‑ce qu’il peut lui arriver ? (…) Avec  un ami, j’ai fait une étude systématique de la proposition DELON-BAYE. On s’est informé et on a fait une étude quasi informatique de ce qu’on pouvait faire avec ces acteurs. On a trouvé soixante histoires. Comme une étude de marché qui aurait fait le point sur le cinéma : ça c’est trop cher, ça trop compliqué. »

Et pourtant, BLIER a un public et fait des « entrées ». Alain DELON est une star, et Nathalie BAYE n’est pas une débutante. Les ingrédients de marketing sont là, mais le principal fait défaut : le scénario. Ce qui fût le cas pour la star française du moment, Isabelle ADJANI qui pensait sûrement que sa présence suffisait à attirer les spectateurs dans les salles en grand nombre, erreur de la production qui laisse un film se faire sur un scénario inexistant, pour ne point dire insipide, et aboutir à l’indigent TOXIC AFFAIR.

Le cinéma français doit arrêter, pendant qu’il est encore temps, de déconsidérer le scénario et le scénariste. Il n’est pas le technicien « plombier en dialogue ou construction branlante » ou pire, la super secrétaire ancillaire selon certains détenteurs de la spécificité, au service d’un maître‑réalisateur.

La technique du scénariste n’est pas castratrice de l’imaginaire et de l’inspiration. Il y a lieu d’espérer. Les signes d’une remise en cause commencent à se faire sentir. A commencer par une prise de conscience économique simple. Le cinéma français a toujours fonctionné sous l’impulsion de son économie. La « nouvelle vague » l’avait surtout parfaitement bien assimilé mais jamais avoué. A savoir : un mauvais scénario entraîne obligatoirement des dépenses inutiles lors du tournage, ce qui a comme conséquence inexorable d’hausser très sensiblement le coût d’un film. Les technocrates de l’audiovisuel commencent de plus en plus à s’en rendre compte. Un mauvais scénario revient plus cher à la production qu’un scénario techniquement correct.

Les scénaristes répondront présent à la vraie demande. Depuis quelques années nous assistons, ponctuellement il est vrai, à des initiatives pour que le scénario retrouve la place qu’il mérite. Des structures mettent en place des aides à l’exemple de la S.A.C.D. avec la bourse BEAUMARCHAIS, des appuis sélectifs de l’audiovisuel publics et privés. L’enseignement, la base essentielle d’un métier où l’assistanat ne peut exister, trouve dans les facultés, certaines écoles de cinéma, et surtout à l’initiative de quelques d’ateliers d’écriture du scénario, un écho favorable qui ne cesse de croître.

C’est aux professionnels de ne pas se tromper, car le droit à l’erreur devient maintenant de plus en plus très étroit.